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1999 : SHQIPE raconte...

Je m’appelle Shqipe, j’ai 11 ans et j’habite dans le village de Gllareve. En albanais, Shqipe veut dire tout simplement "fille albanaise". C’est comique : c’est comme si vous appeliez un chat "le chat" ou un chien "le chien". Parce que chez nous, on parle albanais. Je crois que quand je suis née mon papa et ma maman étaient tellement contents d’avoir une fille qu’ils m’ont donné ce nom. Chez nous, on est 7 enfants, et on a de la chance parce que nous vivons dans une maison qui a un toit, une porte et des fenêtres qui ferment. J’ai fait un dessin de moi et de ma maison. Je ne sais pas encore très bien dessiner mais j’apprendrai, parce que maintenant je vais à l’école.

On a aussi un poêle à bois dans la pièce principale, et c’est bien parce que maintenant c’est l’hiver et il neige dehors. Papa dit qu’on a de la chance car cette année l’hiver est très doux. C’est pas comme l’année passée, quand on était dans les montagnes. Parce que nous avons beaucoup voyagé.

Ça a commencé quand j’avais neuf ans. J’étais en deuxième primaire, et on habitait déjà à Gllareve. Mais des gens en uniforme sont venus et ils ont dit qu’on ne pouvait plus aller à l’école au village. C’est dommage, parce que l’école était juste en face de ma maison, et mon papa y était professeur d’histoire. Alors c’était bien pratique pour moi. Pour être sur qu’on ne puisse plus aller à l’école ils ont mis le feu aux classes. Ils ont aussi brûlé tous nos livres d’école, parce qu’ils étaient en albanais, et que c’était interdit. Nous on a eu peur et on est vite parti. On a eu raison parce que quand on était un peu plus loin on a vu qu’ils avaient aussi mis le feu à notre maison.

On a eu de la chance, parce qu’on a pu aller loger chez un des mes oncles, au village de Llapqevë. C’était seulement à trois heures de marche de Gllareve, du côté de Malishevë. Là, il y avait beaucoup d’autres familles comme nous, qui avaient dû partir de chez eux. Il y avait aussi des hommes en uniforme, qu’on appelait UCK. Mais ceux-là ils parlaient albanais, et ils ne brûlaient pas les maisons. Enfin, pas les nôtres en tout cas.

Shqipe 1999

Le dessin de Shqipe

Le papa de Shqipe et des enfants de son école

Shqipe près des ruines de sa maison

On est resté un an chez mon oncle. Mais un jour (je crois que c’était le 24 mars de cette année) les soldats qui parlaient serbe sont venus et ont attaqué le village de mon oncle. Ils disaient que c’était pour se venger d’autres soldats, appelés OTAN, qui ne parlaient ni serbe ni albanais, et qui les avaient attaqués. Moi je n’ai pas très bien compris toutes leurs histoires de soldats, mais comme ils avaient l’air très fâchés on a quitté le village de mon oncle, et on est parti beaucoup plus loin, vers l’ouest (c’est la direction où le soleil se couche).

Il y avait des tas de gens comme nous sur la route. C’était pas très comique, parce que personne ne savait très bien ce qu’il fallait faire. Un jour on a trouvé sur le bord de la route une petite fille de 5 ans, qui avait été laissée toute seule. Elle ne pouvait pas parler, parce qu’elle était blessée. Alors on l’a prise avec nous, et un peu plus loin on l’a donnée à des soldats de l’UCK qui nous ont dit qu’ils l’amèneraient à Groxhan, un village où il y avait des soeurs qui s’occupaient des blessés. On ne l’a plus revue, mais mon papa m’a dit qu’elle était guérie maintenant, parce qu’il avait vu sa photo dans un journal.

On est arrivé au village de Kralan, et là on a eu de la chance parce que nous avons pu trouver un toit pour nous loger. Il n’y avait pas beaucoup de place parce qu’il y avait beaucoup de gens qui étaient arrivés en même temps que nous (mon papa m’a dit qu’il y en avait vingt mille). Là deux de mes grands frères nous ont quittés et sont partis dans les montagnes. Ils ont bien fait parce que deux jours plus tard les soldats serbes sont de nouveau revenus, alors tout le monde est parti encore plus vers l’ouest et on s’est retrouvé en Albanie. Enfin presque tout le monde, parce que mon grand-père ne savait plus très bien marcher, alors il est resté à Kralan avec d’autres gens qui ne voulaient pas non plus partir.

 

Mon papa m’a dit qu’il en était resté quatre cents. C’était pas très amusant pour eux, parce que quand les serbes sont arrivés ils sont restés trois jours sans pouvoir manger. Mon grand-père m’a raconté que le troisième jour, un officier et deux soldats serbes ont choisi nonante-cinq personnes et les ont amenées avec eux. Mon grand-père et tous ceux qui n’avaient pas été choisis ont été mis à la porte du village et ils ont dû quand même partir vers l’Albanie. On n’a plus jamais eu de nouvelles de ceux qui avaient été choisis. On dit que la plupart étaient des environs de Klinë, une ville tout près de Gllareve.

Shqipe, son grand-père et deux de ses frères

derrière les ruines de l'école détruite, les tentes provisoires apportées par Caritas

Moi, à ce moment-là, j’arrivais en Albanie, dans un endroit appelé Bajram Curri. Ils appelaient cela un camp de réfugiés. Il y avait encore plus de monde qu’à Kralan, et c’était pas facile au début. Mais après deux mois cela a commencé à être mieux, et j’ai eu de la chance parce que j’ai même pu aller à l’école dans une tente, pendant deux semaines. Je me suis même fait des nouvelles copines dans le camp: Linda, Dona, Norga et Seila. Elles, elles venaient d'une ville du Kosovo appelée Gjakovë.

Et puis un jour on a vu venir un de nos cousins avec un camion. Il venait de notre village de Gllareve, et il nous a dit qu’on pouvait retourner là-bas, maintenant. C’était le 20 juin et il faisait très chaud. On a eu de la chance qu’il ait pu trouver un camion et de l’essence. Mon papa lui a donné de l’argent pour cela (il m’a dit deux cent marks: maintenant l’argent ici s’appelle des marks, et il parait que deux cent marks c’est beaucoup d’argent). On s’est tous entassés dans le camion et on est revenu à Gllareve. Sur la route on a enfin vu ces fameux soldats de l’OTAN. Il y en avait partout, avec des chars et toute sortes de véhicules. Pour moi, au début, ils ressemblaient très fort aux soldats qu’on avait vus avant, les serbes, et les UCK. Mais maintenant je sais les reconnaître, parce qu’ils ont tous les lettres KFOR sur leurs chars et leurs camions. Ils ne parlent pas albanais, mais ce n’est pas du serbe non plus. Mon papa m’a dit qu’il y en avait de toutes les sortes, des turcs, des américains, des belges, des hollandais et beaucoup d’autres. Il y a même des russes du côté de Malishevo.

Quand on est rentré, on a retrouvé la maison qui était toute brûlée. Mais on a eu de la chance parce qu’il y avait quand même une pièce qui était en bon état. Alors la première nuit on a tous dormi la-dedans. Comme on était seize, ce n’était pas très confortable, mais on était content parce qu’on était enfin chez nous.

Maintenant mon papa et les voisins ont reconstruit la maison. L’école en face avait deux bâtiments. Il y en a un qui est complètement détruit, il ne reste que les ferrailles des bancs d’école, qui n’ont pas brûlé. On va parfois jouer dedans, mais ma maman n’aime pas parce qu’elle dit qu’on risque de se blesser. L’autre bâtiment était encore debout, mais il n’y avait plus de portes ni de fenêtres, et à l’intérieur c’était un vrai bazar. On a eu de la chance parce qu’il y a des gens qui sont venus de très loin (la Suisse: c’est un pays qui a aussi des montagnes). Ils s’appellent CARITAS, et ils ont commencé à nettoyer, à repeindre, et à mettre des portes et des fenêtres. Enfin c’était pas eux qui faisaient tout ça : eux ils apportaient l’argent et tout le matériel, et c’est des gens de l’endroit qui faisaient tout le travail. Ils étaient contents, parce que comme cela ils pouvaient gagner des marks et maintenant il faut beaucoup de marks pour s’acheter des choses.

l'école en cours de restauration. Ici, dans la salle des profs

Diana, une petite fille serbe dans l'école de Belobrdë (partie serbe du Kosovo)

Les gens de Caritas on même mis deux grandes tentes à côté de notre école, et c’est là que je vais en classe maintenant. On a de la chance parce que les deux tentes sont chauffées. On m’a dit qu’il y a encore beaucoup d’écoles (surtout les petites écoles, dans les montagnes), où il n’y a pas de chauffage dans les tentes. Alors comme il gèle très fort dehors, ils doivent faire de la gymnastique tout le temps entre deux cours pour se réchauffer. Chez nous, comme les bâtiments sont presque terminés, mon papa m’a dit que nous pourrions bientôt rentrer dans une vraie école. Et que bientôt on aurait aussi des livres d’école en albanais.

Comme cela, la vie a repris comme avant. Enfin, peut-être mieux qu’avant. Mon grand-père, et mes frères qui étaient partis dans la montagne nous ont rejoints et on vit tous dans une maison qui a un toit, une porte, et des fenêtres qui ferment. Et on a du courant électrique presque tous les jours. Mon papa a retrouvé son travail. Il n’est pas encore payé, mais il dit que cela va venir un jour.

L’autre jour je suis montée sur un tracteur qui allait au village voisin. En passant, on a vu d’autres maisons qui avaient aussi brûlé, et qui n’avaient plus de toit. Mais celles-là c’était tout récent. Mon papa m’a dit que c’étaient des maisons serbes. Nous, on n’a pas de contacts avec les Serbes. Peut-être que dans une de ces maisons il y avait une petite fille comme moi qui s’appelle "fille" en serbe, et qui a dû aussi beaucoup voyager. Je ne connais pas son histoire, mais j’espère qu’elle aura autant de chance que moi.

...Voici l'histoire, telle que Shqipe et ses parents me l'ont racontée. C'était le 12 décembre 1999. Tout près de là, l'Europe se préparait à célébrer Noël et l'arrivée du troisième millénaire...

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